Culture | Flandre maritime
1 avril 2025

"Construire une BD, c'est comme construire un film"

À l’aube de ses 70 ans, Alain Dodier, auteur de la série Jérôme K, Jérôme Bloche, vit et travaille encore dans son appartement-atelier de Dunkerque, face à la mer du Nord. Il s’apprête à sortir le 30e album de sa bande dessinée et nous parle avec passion de son métier de scénariste-dessinateur qu’il ne compte pas arrêter de sitôt. Rencontre avec l'un des auteurs phares du prochain salon de la BD et du livre de Fort-Mardyck.

À 19 ans, ce fils de docker part à Paris avec son bâton de pèlerin et ses dessins, pour frapper à la porte des éditeurs… Rencontre avec un homme qui vit pour sa série Jérôme K. Jérôme Bloche.

Vous avez reçu plusieurs prix et vous apprêtez à sortir votre 30e album, ça va continuer encore longtemps ?

Alain Dodier : Il m’a fallu 40 ans pour sortir 30 albums. J’ai presque 70 ans, donc à 80 j’arrête. 80 albums, je précise ! (rire). Il faut dire que cette série m'apporte beaucoup de plaisir et le fait qu'elle soit ancrée dans le contemporain fait qu'à chaque nouvelle histoire, j'ai l'impression de me renouveler. Car qu'y a-t-il de plus changeant que le contemporain ?

Recevoir le prix de la série deux fois, c’est sympa ! Ils récompensent le travail de longues années et je me dis que la persévérance paye… J’ai réussi à les avoir à l’usure !

D'où vient le nom de votre série Jérôme K. Jérôme Bloche ?

A.D. : Haaaaa ! Dans les années 70, avec mon ami Pierre Makyo, nous vivions à plusieurs dans une grande maison. Nous avions aménagé notre atelier dans le grenier qui était rempli de bouquins, dont Trois hommes dans un bateau de Jérôme K. Jérôme. Il nous fallait trouver un nom au personnage de détective privé que nous venions de créer. Ça a donné Jérôme K. Jérôme Bloche en conjuguant les noms de Jérôme Bosch, le peintre du XVIe siècle et Robert Bloch, l'écrivain américain.

Parlez-nous de votre personnage principal, ce fameux Jérôme...

A.D. : C’est un type qui vit un peu dans son monde. Il est né à Bergues puis il est parti à Paris découvrir les secrets de famille et ouvrir les placards… Et comme il y a beaucoup de placards à Paris, il y est resté ! Le métier de détective lui est venu en regardant les films du dimanche soir au cinéma de minuit, notamment les polars avec Humphrey Bogart et Robert Mitchum. Jérôme adopte ainsi leur tenue vestimentaire : trench coat et chapeau mou et devient détective de proximité, un peu comme un médecin de quartier, qui a à cœur de régler les problèmes. Et puis Jérôme plaît beaucoup au public féminin, il est opiniâtre et courageux.  

Jérôme revient voir sa famille du Nord dans quelques albums. Je m’inspire de faits réels, de connaissances ou d’endroits familiers.

C'est un héros ?

A.D. : Oui, dans le sens où il véhicule des valeurs positives. Mais c'est surtout quelqu'un de tout à fait ordinaire qui peut, à l'occasion, avoir un comportement héroïque. Ce qui le singularise, c'est qu'il peut avoir un rapport un peu décalé à la réalité comme s'il était toujours perdu dans ses pensées.

Comment êtes-vous devenu dessinateur et auteur de bande dessinée ?

A.D. : Très tôt, dès que j'ai su lire en fait, je me suis mis à dévorer les histoires dessinées qu'on trouvait dans des publications bon marché. Blek le Roc, Pépito, Tartine, Akim... J'ai lu des centaines et des centaines de ces petits formats dessinés pour la plupart par des artistes italiens. Après ça, je suis passé à la lecture du Journal de Mickey, puis de Spirou et là, ça a été un choc. Si bien que, dès l'entrée au collège, j'annonçais que j'allais devenir dessinateur de bande dessinée (enfin de comics comme on disait à l'époque).

Comment avez-vous réussi ?

A.D. : Dessiner était un besoin. En cours de dessin, je n'étais pas meilleur qu'un autre car il n’y avait que la bande dessinée qui m’intéressait. Je reproduisais Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Astérix… avec un bel acharnement. Si bien qu'à un moment donné, un déclic s’est produit : je savais dessiner. Ensuite, il y a eu du chemin pour que mes dessins ressemblent à quelque chose de publiable... Puis je suis allé frapper aux portes des maisons d’édition à Paris, qui m'ont toutes gentiment éconduit. Loin de me décourager, j’ai persévéré et ça a fini par payer.

Comment construisez-vous vos albums ?

A.D. : La parenté entre un auteur de BD et un cinéaste est grande, beaucoup plus qu’avec un romancier d’ailleurs. Une BD requiert une construction dramaturgique précise, scène par scène, comme au cinéma. Je commence par écrire le scénario pendant 4 à 5 mois, de la première à la dernière page, et je vis avec ! Je me lève avec mon histoire en tête, je me couche avec… C'est une préoccupation constante où alternent les moments de joie et les périodes de découragement, mais le bien-être ressenti à mettre le mot "fin" est à la mesure des efforts consentis.

Dessiner, prend énormément de temps, alors mieux vaut savoir où on va. En l’occurrence, j’écris des scénarios policiers donc ils doivent être ficelés au mot près ! Bon, parfois, l’envie de dessiner certaines scènes prend le dessus et influe sur le scénario, mais c’est rare. Dans l’album qui va sortir justement, je voulais absolument dessiner un survivaliste prêt à affronter l’apocalypse… Une fois n’est pas coutume, j’avais le dessin en tête avant le scénario (rires).

C’est vraiment du travail en solitaire… Il vous arrive de demander conseil ?

A.D. : Parfois je parle à un confident, mais il faut absolument qu’il écoute et qu’il se taise ! (rires). Et en lui parlant, je me rends souvent compte par moi-même si le scénario est bon ou pas, sans qu’il n’ait eu à se prononcer. Mais oui, c’est avant tout un métier solitaire et ça me plaît.

Quand on écrit son premier scénario, on y met tout et on croit que c’est fini, qu’on n'aura plus rien à raconter après ça ! Et puis finalement, c'est l'inverse qui se produit. Recommencer un nouvel album, écrire des histoires nouvelles, remettre la machine en route… Et mine de rien, j’arrive au 30e album. La principale qualité n’est pas l’imagination mais la persévérance !

Y-a-t-il eu des évolutions notoires au cours de votre série ?

A.D. : À partir de l’album 6, j'ai mené un travail sur les couleurs et aujourd'hui, c'est Cerise, une vraie coloriste, qui s'en occupe avec talent ! Autre évolution notoire, celle-là, dans la construction des planches : je suis passé à la méthode du gaufrier. Désormais, toutes mes cases ont la même taille. C’est une contrainte que je m'impose mais comme "l'art naît de contraintes"...

Où trouvez-vous l’inspiration ?

A.D. : En cherchant… mais cela reste un mystère pour l'auteur ! C’est un besoin. Les vacances sont nécessaires mais moi je les aborde de manière différente. Toutes mes actions, mes sorties ont un seul but : nourrir mon scénario ! Par exemple, quand je pars plonger en Méditerranée, je pense aux poissons que je pourrais dessiner…

De l’extérieur on pourrait croire que c’est un métier très libre mais je me lève tous les jours à la même heure (enfin quasiment !), je prends mon petit déjeuner et je travaille comme tout le monde du matin au soir. Que voulez-vous que je fasse de plus intéressant que ce métier ?

Avez-vous des auteurs fétiches ?

A.D. : Franquin ! Son dessin pour Spirou et Gaston Lagaffe est d’une vitalité, d’une expressivité, d’un dynamisme hors du commun. Sans parler de son trait qui dégage une poésie sans égal. Je citerai aussi Morris pour Lucky Luke, Uderzo pour Astérix, Tillieux pour Gil Jourdan, Peyo pour Johan et Pirlouit, et bien d'autres encore. Je manquerais de place pour tous les citer.

Il vous faut combien de temps pour construire une BD ?

A.D. : 4 à 5 mois pour écrire le scénario et une page par semaine pour le dessin. Mon prochain album fera 64 pages, il faudra donc compter 64 semaines pour le dessiner. On arrondit à 70 semaines avec les retours de l’éditeur et les corrections. Deux ans en tout donc !

Avez-vous de petits secrets de fabrication ?

A.D. : Je me prends en photo pour choisir les postures de mes personnages. J'ai tout un tas de vêtements dont l'imperméable et le chapeau mou de Jérôme avec lesquels je me déguise pour jouer les scènes de Jérôme. En gros, je fais l'acteur mais sans public heureusement !

Il y a un peu de Jérôme en moi, ou de moi en Jérôme ! (rires) Pourquoi me casser la tête ? Autant qu’il ait ma morphologie, c’est plus simple. Vous savez, on se rend compte que tous les personnages de bande dessinée ont quelque chose de leur dessinateur…

Comment se porte le secteur de la BD ?

A.D. : Quand j’ai commencé il y a 45 ans, à peine quelques dizaines d’albums sortaient chaque année… Aujourd’hui, c'est une explosion ! Pour ma part, j'ai un lectorat fidèle, merci à lui. C'est l'avantage d'animer une série.

Vous n’avez jamais quitté le Nord ?

A.D. : Je suis bien ici. J'habite face à la mer, que rêver de mieux ? Pour vous dire, j’ai refusé un festival de BD cette année pour faire le carnaval de Malo ! 

À l’aube de vos 70 ans, que diriez-vous aux jeunes qui souhaitent se lancer ?

A.D. : Commencez par copier des auteurs que vous affectionnez. Et puis, dessinez, dessinez, dessinez encore... Pour ce qui est de faire de la BD, il faut avant tout avoir un besoin féroce de raconter des histoires. Cela demande beaucoup de travail, le trajet peut être long, mais quel métier fantastique !

Toutes les infos sur le Salon de la BD et du livre de Fort-Mardyck des 5 et 6 avril 2025.

Crédits photo : Cédric Arnould, Perrine Delporte

Pour aller plus loin