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24 mai 2024

"Jean Stablinski était un champion avec une humanité extraordinaire"

À l’occasion du Grand Départ du Tour de France 2025 dans le Nord, Christian Palka, ancien coureur professionnel devenu journaliste à Radio France, évoque les années vélo de Jean Stablinski, coureur nordiste qui a marqué à jamais l'histoire du cyclisme français.

Pour vous, que représente Jean Stablinski dans le Nord ?

Christian Palka : D’abord c’est la légende, c’est le maître ! Il a fait des choses que peu de coureurs ont faits. Il a été champion du monde (1962) et quatre fois champion de France sur route (1960, 1962, 1963 et 1964). C’était un spécialiste des courses en circuit ! Il avait la science : là où aujourd’hui certains utilisent des appareils et toute la technologie qui va avec pour arriver à leur pic de forme, lui, à son époque, se servait de ses carnets. C’est la raison pour laquelle il a fait l’essentiel de sa carrière après 30 ans. Il avait le talent, mais il a mis du temps pour acquérir ses grandes victoires. C’est l’accumulation de toutes ses premières années de professionnel retranscrites sur ses carnets, avec ses sensations et ses entraînements, qui lui a permis, année après année, d’être toujours meilleur.

  • 1/2 - Le coureur nordiste a fait régulièrement la une des revues spécialisées.
  • 2/2 - Jean Stablinski, fidèle lieutenant de Jacques Anquetil sur le Tour de France, a également su prendre ses responsabilités quand il le fallait.

Il a quand même failli arrêter le vélo avant de décrocher ses plus belles victoires…

C.P. : Comme quoi, une carrière peut basculer sur un rien ! En 1959, à 27 ans, il fait une mauvaise saison, il a en plus un accident, et dans le même temps, il commence à penser à sa reconversion. À cette époque-là, il a des vues sur un grand café à Valenciennes qui est à céder. Il fait les démarches, mais se fait piquer l’affaire sous le nez. Il se dit : "Tant pis, je refais une saison !". Et en 1960, boum, ça part ! Quand on parle de "Stab", on a une petite tendance à dire qu’il n’a pas de talent, mais c’est archi-faux ! Il avait un talent fou, et a fait en sorte de mettre tous les atouts de son côté.

Son nom est aussi étroitement associé à celui de Jacques Anquetil…

C.P. : Anquetil, c’est cinq tours de France remportés. Le premier, c’est en 1957 et "Stab" y était déjà ! Après, les suivants, c’est 1961, 1962, 1963 et 1964. Anquetil, c’était comme les leaders d'aujourd’hui : il avait une équipe entièrement dévouée. Équipier d’un leader sur le tour, c’est toute une organisation, et il faut un mec qui mette en musique tout ça. C’était le rôle de "Stab" qui était plus qu’un équipier : c’était son lieutenant. Il était toujours là, il avait le sens de la course, l’intelligence de la course. "Stab" avait plusieurs surnoms, notamment "le sorcier", donné par un ancien journaliste de "La Voix du Nord", René Deruyck, qui lui avait consacré une biographie (Les secrets du sorcier Jean Stablinski, par René Deruyck et Jean-Yves Herbeuval).

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Jeune directeur sportif, Jean Stablinski avait proposé à Christian Palka, qui démarrait sa carrière professionnelle, de rejoindre son équipe... Tous les deux sont ensuite restés très proches.

Pourquoi "le sorcier" ?

C.P. : Stablinski était un maître-tacticien, il était fort pour ça. Il observait tous ses adversaires. Il savait anticiper. Pour Anquetil, c'était son homme de confiance, et il a toujours joué franc-jeu avec lui. Il était à son service dans les épreuves où Anquetil était le leader. On parle des grandes courses comme le Tour de France. Par contre, dans les autres rendez-vous, il jouait d’égal à égal. D’ailleurs, il y a eu des heurts entre eux. Stablinski et Anquetil, c’est une histoire d’amour. Les deux épouses se côtoyaient !

Sur la Grande Boucle, dans son rôle de lieutenant, était-il aussi efficace en montagne qu’en plaine ?

C.P. : Non, mais il avait fait son boulot avant ! Ceci dit, quand il voulait passer les bosses, il était là. Il a gagné le Tour d’Espagne, et pour faire ça, il faut quand même être un peu grimpeur. Sur le Tour, il a gagné cinq étapes, c’est déjà pas mal ! Les coureurs qui gagnent plus de cinq étapes, ce sont les sprinteurs et "Stab" n’en était pas un. Ses étapes, il les gagnait toujours de la même façon, une attaque à la "Stab" ! Stablinski et Merckx se sont côtoyés entre 1965 et 1968. Quand le premier terminait sa carrière, le second la démarrait. Merckx a le plus grand respect pour "le Vieux", c’était l'autre surnom de "Stab" dans le peloton. C’était un des grands patrons du vélo de l’époque ».

Ça ressemblait à quoi une attaque "à la Stab" ?

C.P. : Il savait appuyer quand il fallait, au détour d’un virage, sans crier gare, au moment où ses adversaires n’auraient jamais pu imaginer une attaque. Il savait aussi provoquer une échappée, la casser quand elle ne lui convenait pas, avant d’en relancer une autre ensuite. Sur le Tour de France, c’était un champion avec une humanité extraordinaire, Monsieur Jean ! Tous les gens l’adoraient. Avec lui, il ne faut pas avoir peur des superlatifs. Et ne pas oublier non plus que c’est un mec qui a souffert, qui était passé par la mine.

Justement, il n’a jamais voulu être plus qu’un lieutenant ? Il n’a jamais eu l’ambition de gagner le Tour à un moment ?

C.P. : Il y a quelques années, j’ai fait un sujet sur "Stab" pour la radio, et j’ai interviewé Henri Anglade, deux fois champions de France (1959 et 1965), deuxième du Tour en 1959, et un des patrons aussi de cette époque-là. Il m’a dit : "C’était un grimpeur moyen, c’était un sprinteur moyen, c’était un rouleur moyen, mais l’ensemble du tout n’était pas moyen, et faisait de lui un coureur extraordinaire". "Stab" savait ce qu’il valait, et ce qui est beau, je trouve, avec lui, c’est qu'il a tiré la quintessence de ce qu’il pouvait faire. Il me disait régulièrement : "Toi, tu as gâché ta carrière, tu avais beaucoup de qualités". Moi, je suis admiratif de ces personnes qui arrivent à optimiser leur potentiel. "Stab" entre dans cette catégorie.

Crédits photo : Dominique Lampla

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