Culture | Flandre intérieure, Tout le département
21 avril 2020

Les mots de trois auteurs sur le temps suspendu

Crise sanitaire oblige, les écrivains qui étaient en résidence à la Villa départementale Marguerite Yourcenar au mois de mars ont dû écourter leur séjour. Ils nous partagent leur ressenti sur ce départ anticipé.

Comme les écrivains en résidence, l'équipe de la Villa a dû quitter les lieux. Marianne Petit, la directrice, raconte : Ils sont partis et jusqu’en juin la villa sera vide. L’impensable est arrivé, effritant, bouleversant nos vies, nos projets, et comme souvent, la réalité dépasse la fiction. Mais nos auteur.e.s reviendront, nous adapterons nos calendriers, notre programmation, nos rencontres (comme ce mot -rencontre - prend tout son sens aujourd’hui). Les résidents du mois de mars auront vécu avec nous cette injonction sidérante : maintenant il faut partir ! Ils nous laissent un peu d’eux mêmes dans ces quelques lignes que nous voudrions partager avec vous, avant de nous retrouver.

Akli Tadjer est né à Paris en 1954. Ses livres (Les A.N.I du Tassili, Le porteur de cartable, Il était une fois… peut-être pas) ont souvent pour traits communs sa relation à l’Algérie et la France. Akli Tadjer est aussi l’auteur de téléfilms, de séries télévisées et de pièces radiophoniques pour France Culture.

On en entendait parler à la télé, à la radio, de ce machin qui venait de loin, de par-delà les océans. On n'y prêtait attention, comme ça, à la légère. Ce machin, c'était pour les autres. Quand bien même, ce machin franchirait les frontières du Sud, il en faudrait du temps avant qu'il passe la Loire. Quand bien même ce machin franchirait La Loire, il en faudrait du temps avant qu'il grimpe, tout là-haut, au Mont-Noir. 
Dans la villa de Marguerite Yourcenar, je me sentais invulnérable. Je me sentais si fort que je n'écoutais plus les informations pour oublier le machin. Je partais sur le coup de midi, faire ma promenade, heureux et ivre de l'histoire que j'écrivais un peu plus chaque matin. Un jour, alors que j'arrivais à Saint-Jans-Cappel, j'ai vu une femme avec un masque blanc en forme de canard sur le visage. Puis à Bailleul, on m'a fait remarquer que je ne respectais pas la bonne distance de prévention.
Puis on a fermé les librairies. Puis j'ai fait ma valise. Puis c'est le cœur lourd que j'ai dit adieu à Marguerite. Et depuis, devant ma petite fenêtre qui donne sur une cour où le soleil ne s'aventure jamais, je rêve des plaines de Flandre, du Mont-Noir, de Marguerite, au temps où le machin était loin, très loin, au-delà de tous les océans.

Akli Tadjer

Jérôme Leroy vit à Lille. Il est né en 1964 et se consacre exclusivement à l’écriture depuis 2008, après plus de vingt ans dans l’enseignement du français dans différents collèges du Nord. Il a publié une trentaine de romans, nouvelles, recueils poétiques et textes pour la jeunesse. Jérôme Leroy est contributeur aux pages livres de Causeur et chroniqueur politique de l’hebdomadaire Liberté Hebdo.

Il y a certainement une infinité de manières de quitter la Villa Yourcenar.
J'en ai expérimenté quelques unes. En avril 2009 : une étonnante sensation de repos et un dernier coup d'œil sur le tapis de jonquilles qui avait explosé silencieusement dans la nuit. En octobre de la même année : une certaine mélancolie en pensant qu'on ne reviendra plus vivre là alors que rien n'est plus beau que les arrière-saisons, particulièrement dans les Flandres, quand le soleil reste chaud à midi.
Oui, une infinité.
Mais pas celle-là.
Pas celle que j'ai connue avec mes deux co-résidents alors que j'étais tout à la joie, onze ans plus tard, d'un retour. Un retour à la Villa, un retour sur moi, un retour sur le temps.
Bien entendu, ces deux premières semaines de mars 2020, il était déjà question du virus. Je pensais un peu égoïstement que j'étais plutôt bien à la Villa, comme les personnages de Boccace dans le Decameron qui se réfugient eux aussi à l'écart de la cité, dans une villa sur une colline pour (se) raconter des histoires, loin de l'épidémie.
Mais il y a eu ce départ à la hâte, "à l'épouvante" comme disent si justement les Canadiens français. Un départ comme dans un de ces romans pré-apocalyptiques que j'ai peut-être pris trop de plaisir à écrire…
Alors, il faudra revenir, revenir pour conjurer.
A bientôt. 

Jérôme Leroy

Boris Bergmann est né à Paris en 1992. À 15 ans, il publie son premier livre Viens là que je te tue ma belle, pour lequel il reçoit le prix de Flore du lycéen. Fort de ce premier succès, Boris Bergmann continue à écrire : 1000 mensonges, Déserteur, Nage libre. Ses recherches récentes le portent vers la question des extrêmes : fanatisme et amour pur, révolution et rêves…

Je me souviens des premières heures à la Villa Yourcenar : cette envie primaire, presque primitive, de sortir, m'échapper et me perdre dans cette forêt, devenue le temps d'un mois, ma voisine, une présence alliée, non pas effrayante, même au milieu de la nuit quand une chouette vient à ma fenêtre hurler, mais à toute heure, rassurante. L'impression d'être à ma place dans cette terre où, on le croirait, tout pousse. Se perdre sur les petites routes, les chemins boueux, revenir pour écrire, voir le ciel faire volte face toutes les minutes, passer de la pluie à l'arc en ciel comme s'il changeait de robe et d'avis. Un promontoire, cette villa, un secret bien gardé, une vigie de phare : être hors d'atteinte, retiré, et pourtant lié à toutes choses, à des racines, à des branches, aux nids et aux nuages.
Quant au départ précipité qui m'a arraché de mon calme, je n'y pense même pas, je ne veux plus y penser : je sais, avec certitude, que je vais y revenir. Qu'il y aura toujours une petite place, dans l'interstice, à la Villa Yourcenar, pour accueillir celui qui en elle veut écrire.

Boris Bergmann

Crédits photo : © Département du Nord, D. Lampla - © Inès Tadjer - © Patrice Normand Leemage - © Moussa Sarr

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